La cathédrale et nous

X

Nous regagnâmes Paris le lendemain matin, sans retourner à la cathédrale. Il est des émotions sur lesquelles il importe de ne pas revenir. Nous parcourûmes la même route qu'à l'aller ; pourtant une vision inverse du paysage et des lumières différentes nous réservèrent des surprises.

Sous un vent léger, la plaine entière chantait : crissement argentin des orges, tintement mille fois fragmenté des avoines, maïs claquant comme un vol de ramiers. À cette symphonie répondait exactement une harmonie de parfums. La brise composait pour notre plaisir  (et parfois nous en étions étourdis) l'odeur sèche de la route, cette senteur un peu poudreuse des céréales, et l'arôme plus sucré des luzernes en fleurs.

Vers midi, lorsque les routes sont désertes et que brille chaque particule de l'air entièrement incandescent, nous abandonnâmes la voiture pour marcher. C'est alors qu'hypnotisés un peu  par la blancheur du chemin, nous parlâmes beaucoup, nous que la Cathédrale avait laissés si taciturnes.

« Avons-nous épuisé, disait Vitalis, tous les symptômes d'un retour vers le Moyen-Age, je ne le crois pas. J'en verrais, volontiers, dans la décadence des études classiques. Dans cette barbarie naissante – dont les nouveaux programmes scolaires et l'école unique précipitent l'explosion – seule l'Église demeure intacte. Comme au Moyen-Age, elle se fait le grand convoyeur des idées et de la civilisation... Peu à peu meurt cette culture adventice qu'avait accumulée la Renaissance, tout ce qu'on était allé chercher dans l'antiquité et qui ne répondait pas à nos esprits disparaît. Peut-être retrouverons-nous une culture, qui, comme celle des cathédrales, réponde à des âmes que le christianisme a déracinées ».

Il se tut. De toutes parts nous cernait la plaine blanche où des arbres se levaient, presque noirs.

« Ce Moyen-Age, vers lequel nous évoluons, reprit-il au bout d'un instant, il n'est que temps de le construire. Souvent je songe à ce mot de Rivarol : « Lorsqu'on veut éviter les horreurs d'une révolution, il faut la vouloir et la faire soi-même. » Ce que nous ne ferons pas, d'autres le feront, et sur quel plan ? Déjà de l'autre côté de l'Europe un Moyen-Age se dresse contre la Grâce, un Moyen-Age de fer, rigide comme une charpente métallique, où nulle part il n'est de place pour une âme.

Gilbert

Vraiment, Vitalis, tu crois à l'imminence d'une révolution ?

Vitalis

Comment n'y en aurait-il pas ? On en parle tellement... la curiosité de la Russie s'est développée dans tous les milieux – c'est sinon avec sympathie du moins avec intérêt qu'on en parle, les principes qu'on tente d'y appliquer sont discutés dans l'élite, et largement répandus, non tant dans le peuple que dans la classe intermédiaire. Lorsque une idée atteint un tel degré d'expansion elle porte fatalement des fruits. Surtout que contre ces principes, dirigés, semble-t-il contre eux, les bourgeois se défendent mollement : on les a trop brimés sous notre régime, leur insécurité est trop grande, on a en a trop fait les boucs émissaires de tous nos malheurs pour qu'ils opposent une résistance.

Ce Moyen-Age qui se dresse du côté de la Russie, il faut avoir parcouru ces longues étendues désertiques pour le comprendre. Des plaines infinies, couvertes de joncs grisâtres, sans que jamais on rencontre l'oasis de quelques toits... steppes nues que le vent rase : un vent strident et continu... la seule vie de ces plateaux, de maigres chevaux sauvages dont on voit, la nuit, les têtes effarées se dresser en bordure du chemin de fer, et qui très vite s'enfuient par-delà les broussailles basses... seules ces terres déshéritées purent engendrer un rêve aussi  monstrueux.

La Renaissance a tenté d'étouffer l'âme : jamais pourtant on n'avait conçu un tel plan pour la tuer, jamais on n'avait rêvé ce rêve monstrueux de transformer l'humanité en fourmilière. Le christianisme nivelle les individus, mais en laissant à chacun la responsabilité de son propre salut, il lui réserve une valeur inestimable. Ici plus rien de cela. L'homme dans le communisme, n'est plus que le rouage absurde d'une gigantesque machine.

Mais on ne tue pas une âme, vingt siècles de christianisme l'ont trop approfondie. L'âme veut vivre, elle se dégage, elle résiste et ce que l'on ne tourne plus vers la prière éclate en violence... Ces révolutions qui secouent l'Europe aussi profondément que des troubles sismiques sont les éruptions d'un mysticisme que trop longtemps on a voulu étouffer. Il existe une physique des âmes, un principe de la conservation de l'énergie dans l'ordre spirituel... Si vous ne libérez pas ces forces qui veulent se faire jour, prenez garde qu'elles ne vous submergent. »

Nous remontâmes en voiture... Déjà le bandeau bleu des premières collines cernait l'horizon.

« Dans la Cathédrale, reprit Vitalis au bout d'un instant, nous avons compris la nécessité d'un retour vers le Moyen-Age. Nous avons compris que tout nous y mène. Le développement des syndicats prépare une nouvelle féodalité, dans l'existence d'une société internationale la chrétienté ressuscite, l'Église reprend, en même temps que son ancien rôle civilisateur, son caractère social. Mais l'ultime leçon de la Cathédrale c'est qu'au monde il faut une âme. Les principes du Droit Public, la forme du Gouvernement, les régimes économiques, ne sont que des contingences, seul peut leur donner un sens l'amour de Dieu. Si ces flèches sont si pures, si ces voûtes évoquent le ciel c'est qu'elles abritent le voile de l'Immaculée. »

La Baume Juin 1932

La Baume Novembre 1932